Cet article est paru dans le Bulletin de la Société des Études Océaniennes (BSEO) N° 91 de juin 1950. Retrouvez chaque mois, dans notre rubrique « Culture/Patrimoine », un sujet rédigé par la Société des Études Océaniennes, notre nouveau partenaire !(Photo de Une : le lac Vaihiria à Tahiti – Crédit photo : DR)
À Tahiti (1), vivait il y a très longtemps, dans le district de Mataiea (2), un couple. L’homme s’appelait Monoihere (3), et sa femme Nona (4). De ce ménage naquit un être étrange, mi-humain, mi-anguille, affligé d’énormes oreilles, que les parents nommèrent Tuna (5), et honteux d’avoir mis au monde un monstre si horrible, ils l’élevèrent en cachette, dans le lac de Vaihiria (6), qui se trouve à l’intérieur de l’île.
Dans le même temps qu’il grandissait, les parents adoptèrent une fille, Hina (7), du même âge, destinée à servir, plus tard, de compagne à leur fils bien aimé.
Lorsque les deux enfants furent en âge de se marier, la fille fut présentée au garçon anguille, mais celle-ci apercevant son futur époux sous cette forme effrayante s’épouvanta et s’enfuit en courant par les plages de district en district, faisant appel à tous et à chacun, au plus brave et au plus courageux, à celui qui la sauverait… mais en vain.
Elle avait déjà fait presque le tour de l’île, sans avoir rencontré une seule personne qui vienne à son secours, entendant ses appels, car tombé amoureux d’elle, le garçon anguille la suivait de près et tout le monde fuyait à son approche.
Arrivée à Vairao (8), premier district de la Presqu’île, enfin un jeune homme appelé Maui (9), se présenta à elle, et lui promit de faire tout son possible pour la défendre.
Il cacha alors la jeune fille dans sa propre case, près du lagon, et commença aussitôt à préparer son piège.
Coupant des bananiers, il en arrima les troncs, les uns auprès des autres depuis la plage d’où elle venait jusqu’à sa demeure proche.
A peine avait-il achevé, que le garçon anguille commençait de ramper sur ce sentier improvisé.
Sa tête était déjà sur le premier tronc.
Maui se saisissant de sa hache, se précipita aussitôt et d’un seul coup la lui trancha.
Mais horreur, juste coupée, la tête se recolla au corps et Tuna le garçon anguille continua d’avancer.
Maui redoublant de vaillance, trancha de nouveau la tête de Tuna sur le deuxième tronc de bananier.
Pour la seconde fois, la tête se recolla.
Et ce cruel et désespéré combat se poursuivit jusqu’au dernier des troncs de bananiers, au bas des marches de la case où Hina la jeune fille se cachait apeurée près du chien du jeune homme.
Maui fatigué, commençait de sentir ses forces décliner rassemblant son courage, dans un ultime effort, par un dernier coup de hache, la tête de Tuna, ce monstre mi-homme, mi-poisson vola en l’air, lorsqu’aussitôt tranchée, elle fut saisie d’un bond par le chien, qui l’entraîna.
Mais cette fois, en vain, Tuna s’agita sur les troncs de bananiers, en quête de sa tête.
Encore un peu et il mourut.
Maui alors, lui coupa la queue, et l’enveloppant ainsi que la tête, mais séparément, les mit dans un panier.
Puis, il alla délivrer Hina la jeune fille, et lui dit en le lui remettant « Va en paix, prends ce panier et ne le dépose nulle part, de peur que le garçon anguille ne ressuscite encore. Va jusqu’au lac Vaihiria, et là, jette-le dedans ».
Hina reconnaissante, remplie de joie et de gratitude, remercia de tout son coeur et fit ses adieux à Maui, au jeune homme de Vairao, au vainqueur de Tuna, le monstre anguille du lac de Vaihiria, et prenant son panier, se mit en route vers ce lac, avec quelle hâte, pour y précipiter ce périlleux fardeau.
Après avoir marché bien longtemps encore, exténuée, et mourant de soif, la jeune fille aperçut enfin la première des rivières de son district de Mataiea.
Elle s’arrêta et déposant son panier sur la berge, se désaltéra et se baigna pour se délasser, — et donna à cette rivière le nom de Vaima (10), ou eau claire en souvenir de sa limpidité et de sa fraîcheur, — et bien reposée continua son chemin jusqu’au moment où rencontrant la rivière suivante, elle se souvint de son arrêt précédent, de son panier et de son terrible contenu et de l’oubli qu’elle en avait fait, peut-être épouvantable de conséquences.
Elle appela alors en reconnaissance cette rivière Vaiite (11), ou eau qui rend la mémoire, et se rappelant trop tard des paroles de Maui retourna sur ses pas pour chercher son panier.
Arrivée sur les rives de la « Vaima », elle n’en trouva pas trace. Mais quels ne furent sa stupeur et son étonnement de voir s’y élever en lieu et place deux grands arbres inconnus jusqu’alors.
L’un, fin et élancé, couronné d’un échevellement de palmes aux nombreuses grappes de fruits, jaillissant de l’endroit où la tête de Tuna avait reposé, — elle le nomma Haari (12).
L’autre, grand, majestueux, mystérieux et sombre, rappelait par ses racines, les sinuosités du corps de l’homme anguille, — elle l’appela Mape (13).
Ainsi étaient nés ces deux arbres si chers au cœur des Tahitiens, le cocotier et le mape.
Hina rentra chez elle, retrouva ses parents, se maria, fut heureuse et eut beaucoup d’enfants.
Et si d’aventure vous allez au cœur de l’île jusqu’au lac Vaihiria, vous pourrez y pêcher une variété d’anguilles aux ouïes si développées qu’on croirait réellement des espèces d’oreilles et vous y serez toujours reçu par la pluie, symbolisant ainsi encore un souvenir et les pleurs intarissables, versés par les parents de l’infortuné monstre, au lieu de son enfance.
François Ariifaaite TEUINATUA
Texte et photos : Société des Études Océaniennes

Notes :
1 Tahiti veut-dire Passez au-delà
2 Mataiea — Visage splendide
3 Monoihere — Parfum de l’Amour
4 Nona — En elle-même
5 Tuna — Anguille à grandes oreilles
6 Vaihiria — Eau – Anguille à grandes oreilles
7 Hina — Arrière-petite-fille (déesse symbolisant la lune)
8 Maui — Vainqueur (demi-dieu, dans la légende polynésienne)
9 Vairao — Eau soutenue
10 Vaima — Eau claire
11 Vaiite — Eau mémoire
12 Haari — Cocotier (Cocos nucifera)
13 Mape — Inocarpus edulis
Précision : la rédaction de PPM a conservé la graphie originale des textes publiés par la SEO.