Après seize ans d’interruption tous les sociétaires ont été heureux de renouer avec la tradition à l’occasion de la fête du Folklore le 31 juillet 1954. Nous avons profité de la présentation au public du marae reconstruit de Arahurahu [‘Ārahurahu] pour y réaliser une reconstitution historique. Le succès fut complet, car il dépassa nos prévisions…
Cette réalisation fut possible grâce à la coopération étroite de la Société des Etudes Océaniennes et du Syndicat d’Initiative et du Tourisme. On sait que la reconstruction du marae de Arahurahu [‘Ārahurahu] opérée sous la direction de la S.E.O. commença en novembre 1953, grâce à un don de 30.000 CPF de la Commission du Pacifique Sud — et nous profitons de l’occasion pour remercier encore ici cet organisme international. Cette somme s’avéra bientôt insuffisante pour assurer la totalité des travaux et le comité directeur du Syndicat d’Initiative décida alors de s’y associer grâce au crédit spécial « sites et monuments » dont il dispose. Malgré tout, il devint bientôt nécessaire de chercher de l’aide autour de nous.
C’est à ce moment que la Compagnie d’Infanterie Coloniale nous apporta son concours spontané et dévoué. Un détachement campa à différentes reprises pendant plusieurs semaines dans le district de Paea [Pā’ea], transportant les pierres, abattant les arbres et nivelant le terrain. Le Service des Travaux Publics, à son tour, mit à notre disposition ses ouvriers et son matériel pour nous permettre de tracer la route reliant le marae à la route de ceinture. Enfin, détail qui a son importance, les travaux purent être menés à leur fin grâce non seulement à la compréhension mais à l’extrême obligeance de tous les propriétaires des terrains contigus.
A la date du 14 juillet les travaux étaient pratiquement terminés et nous décidâmes alors de procéder sur le marae à la reconstitution d’une ancienne cérémonie d’investiture d’un roi.

Nous avions le décor, il nous fallait maintenant trouver le scénario et les acteurs. Pour le scénario, il fut relativement aisé de l’établir grâce aux documents considérables que l’on peut trouver dans Teuira Henry (Ancient Tahiti) et dans Ellis (Polynesian Researches). Pour les acteurs, la question était plus délicate. C’est Madame Rosa Micheli, Cheffesse d’Arue [‘Ārue], qui vint à notre aide grâce à son « ’ōte’a » et à son chœur d’« hīmene » très bien entraînés, sur lesquels elle possède une autorité et une force de persuasion incontestables.
Les répétitions eurent lieu tous les soirs à Arue [‘Ārue] dans le jardin de Madame Rosa Micheli où on avait tracé sur le terrain à l’usage des acteurs la forme exacte du marae de Paea [Pā’ea].
Il nous était nécessaire également de faire apprendre les anciens chants sacrés. Nous possédions il est vrai les textes mais en ce qui concerne la musique, les intonations et la mesure nous étions plus embarrassés. Fort heureusement un de nos sociétaires, l’ethnologue distingué Mr. Danielsson, nous procura une copie d’un enregistrement sur cylindre de cire fait à la fin du siècle dernier à Hawaii [Hawai’i] au début même du phonographe. C’étaient des récits généalogiques psalmodiés et des chants sacrés plutôt monotones ainsi que les premiers navigateurs l’avaient déjà signalé. Ces enregistrements nous permirent de régler et de mettre tout à fait au point les prières et les chants.
Nous devions ensuite réaliser les costumes des acteurs. Grace à du tissu de « tapa » fabriqué à Bora-Bora nous exécutâmes ceux du Grand Prêtre et de 1′ « Ari’i Rahi ». Madame Winkelstrolter voulut bien se charger de ce travail, Monsieur Pailloux exécuta le masque en nacre et les accessoires du personnage revêtu du costume de « heeva » [heva].

Quant aux lieux mêmes de la représentation, il nous fallait les aménager pour recevoir les spectateurs.
Le Maire de Papeete [Pape’ete] et le Conseil municipal que nous remercions particulièrement, acceptèrent de nous prêter des tribunes démontables ainsi que le personnel des S.T.M. pour les élever. Sous la conduite de Mr Léo Langomazino, deux tribunes furent montées rapidement et garnies de chaises prêtées obligeamment par le Directeur de l’Ecole des Frères de Ploërmel. Malgré tout, le nombre de places s’avérant insuffisant une troisième tribune fut élevée sur le côté du marae, mais en dépit de ce complément beaucoup de personnes à notre grand regret ne purent obtenir de places assises.
Favorisé par un très beau temps la représentation commença dès l’arrivée du Chef du Territoire, Monsieur le Gouverneur Petitbon. On constata alors avec une certaine surprise que la foule des spectateurs s’élevait à près de deux mille personnes dont la plupart avaient trouvé à se placer sur les contreforts de la vallée où se trouve le « marae ». Fort heureusement un service d’ordre assuré par la Gendarmerie et par les Scouts et les Eclaireurs de France permit de placer et de faire circuler toute cette foule sans embarras et sans incident.
Le Président de la Société des Etudes Océaniennes retraça brièvement l’histoire de la reconstruction du marae ainsi que la légende qui s’attache à cet endroit. Le pasteur Teura de Papara [prononcé Pāpara] lui succéda et avec son grand âge et son aspect vénérable il sut trouver les mots qu’il fallait pour présenter aux nouvelles générations ce monument d’un passé un peu trop ignoré et délaissé aujourd’hui mais qui ne fut pas sans grandeur. A sa suite, Mr Terii Tepa, Délégué à l’Assemblée Territoriale, dans une improvisation brillante se félicita de voir revenir au jour ce témoin du passé et remercia la Société des Etudes Océaniennes pour son heureuse initiative.
Aussitôt après, aux coups sourds du « pahu » rythmés par le « tō’ere », le cortège du grand prêtre formés par les « haere pō » et les « ’ōrero » apparut derrière le « ahu » du marae. J’avoue qu’à ce moment les organisateurs éprouvaient sans doute autant le trac que les acteurs eux-mêmes.
Bras collés au corps ainsi que Maximo Rodriguez les décrit dans son journal, les prêtres et leurs aides vêtus seulement du « more » blanc défilaient le long de la cour du marae dans un ordre impeccable. Avec le grand prêtre pénétré de son rôle, hiératique sous son énorme coiffure et son costume de « tapa » blanc, ce défilé était, il faut le reconnaître, très imposant. Les vieilles pierres du « marae » semblaient tout à coup prendre vie après un siècle et demi d’oubli et je crois que le public était lui-même très impressionné car il se fit un silence total qui dura pendant toute la cérémonie. Et pourtant ces psalmodies pouvaient paraître étranges aujourd’hui d’autant plus qu’elles étaient proférées dans une langue presque incompréhensible pour la majorité des spectateurs et si l’on ajoute qu’elles étaient accompagnées de gestes dont la signification échappait au grand public on pouvait craindre de le voir complètement dérouté. Il n’en fut rien, au contraire, une intense expression de curiosité et d’attention se lisait sur tous les visages et cela constituait la meilleure récompense pour les organisateurs et pour les acteurs. Il faut reconnaître que ces derniers jouèrent parfaitement leur rôle et les principaux arrivèrent à s’identifier totalement à leurs personnages. Le grand prêtre et 1′ « ari’i rahi » en particulier avaient naturellement un tel air de majesté qu’il fallait un effort d’imagination pour se rappeler que le premier était dans la vie civile contremaître d’une entreprise de manutention et que le roi avait bien voulu quitter pour la circonstance ses occupations aux treuils d’un cargo afin de recevoir l’investiture.
Les photos jointes au texte permettront d’ailleurs au lecteur de se faire une idée exacte de la cérémonie.
Nous avions prévu la fin de la représentation vers le crépuscule de manière à obtenir un effet très spectaculaire grâce à 1′ « ’ōte’a » de Papara [Pāpara] qui déboucha sur les côtés du « marae » avec chaque danseur portant une torche allumée pendant qu’apparaissait derrière le « ahu », dans un nuage de fumée, la silhouette immobile et un peu inquiétante du « Heeva » [Heva].

Quoique le produit de la recette fut intéressant, les frais engagés étaient cependant importants. Il nous resta malgré tout un petit bénéfice qui fut versé à la caisse de la Société des Etudes Océaniennes ; mais notre but principal avait été d’intéresser la population tahitienne à ce spectacle en lui faisant revivre pendant quelques instants une fraction du passé et sur ce point nous sommes persuadés d’avoir pleinement réussi.
Ajoutons que ce spectacle fut particulièrement apprécié par les nombreux étrangers se trouvant à Tahiti au moment des fêtes du mois de juillet.
Encouragés par ce succès, nous espérons pouvoir tous les ans présenter aux sociétaires et au public un spectacle équivalent.
Henri Jacquier
Notes :
[1] ‘Ārahurahu, selon la norme orthographique officielle en vigueur.
[2] Pā’ea, idem.
Texte et photos : Société des Études Océaniennes

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