Le juge impérial Jacolliot qui instruisit l’affaire Stewart d’Atimaono et qui plus tard écrivit la brochure « La vérité sur Tahiti », où il exprime son écœurement sur la façon dont James Stewart fut traité par ses compatriotes anglais, écrivit également d’autres ouvrages, sur l’Inde en particulier, où il séjourna après Tahiti.(Illustration : Tableau « Taaroa »…
J’ai ainsi découvert l’un d’eux à l’étalage d’un bouquiniste du quai Conti dont le titre assez curieux « Histoire des Vierges » attira mon attention. Remontant depuis la plus haute antiquité, l’auteur étudie à travers des Genèses et des récits sacrés, le rôle rituel dévolu aux vierges. Un chapitre assez inattendu s’intitule « Les Vierges océaniennes », on y trouve le récit de la Genèse qu’on lira ci-dessous. On remarquera que la principale différence présentée avec d’autres récits semblables relevés à Tahiti au début du XIXème siècle, consiste dans la place principale attribuée au dieu Ihoiho au lieu de Taaroa. L’auteur cite ses sources d’information qui, à cette époque, 1860 environ, avaient un intérêt certain.
Cependant, dans son idée de nous montrer le rôle joué par les vierges océaniennes, on se demande si Jacolliot n’a pas trop laissé aller son imagination. Il les désigne sous le nom de Partenia [Pāretenia], c’est encore aujourd’hui le nom sous lequel les Tahitiens désignent une religieuse, mais ce nom à n’en pas douter, provient du grec « Parthenos » qui effectivement veut dire vierge et dont le vocabulaire moderne a tiré un terme scientifique comme Parthénogenèse. Tout laisse à supposer que ce mot tahitien fut forgé par les premiers missionnaires catholiques qui employèrent le grec plus facile à prononcer pour le Tahitien que le latin. On peut supposer également que s’ils créèrent ce nom c’est qu’ils n’en trouvèrent pas d’équivalent dans la langue tahitienne.
Henri Jacquier
La genèse océanienne
Voici tout ce qui reste des anciennes traditions cosmiques des Polynésiens :
« Dans le principe, il n’y avait rien, et le Dieu suprême Ihoiho Taaroa [Ta’aroa] habitait dans le vide. Il créa d’abord les eaux dont il recouvrit les abîmes, et le dieu germe Tino se mit à flotter à la surface ».
M. de Bovis, officier de marine des plus érudits, dont nous avons déjà cité l’opinion et qui, comme nous, s’est inquiété de recueillir les vieilles légendes maories, traduit ce même passage de la manière suivante :
« Dans le principe, il n’y avait rien, et le vide était Dieu ; il y eut ensuite une masse liquide recouvrant les abîmes, et le dieu type, source de la race humaine flottait à la surface ».
Ces deux versions ne diffèrent pas sensiblement l’une de l’autre. La nôtre qui contient les noms du dieu suprême et du dieu créateur, appartient aux traditions de l’île de Raiatea [Ra’iātea], et l’autre à celles de l’île de Rapa.
Nous poursuivons : « Taaroa [Ta’aroa], le dieu suprême, laissa tomber dans le sein des eaux l’œuf primitif Rumia [Rūmia], aussi brillant que le soleil, et cet œuf fut fécondé.
« L’œuf resta l’espace de neuf mois dans l’élément liquide et, s’étant brisé par la force des vagues, il en sortit le ciel et la terre.
Taaroa [Ta’aroa] unit alors son principe mâle à son principe femelle la déesse Ina et il produisit Oro [‘Oro], le dieu créateur, qui pendant de longs mois, flotta à la surface des abîmes.
Il fit sortir des eaux de grandes quantités de terres, et des rochers en abondance et Raiatea [Ra’iātea], [Ra’iātea], l’île sainte, sur laquelle il construisit un marae, et le premier il adora Taaroa [Ta’aroa].
Et ayant construit une pirogue dans l’île sainte, il se mit à parcourir la vaste mer, jetant dans les abîmes de la semence des poissons de toutes espèces.
Il en jeta pour créer des poissons avec des écailles, d’autres avec des cuirasses et d’autres pour s’enfermer dans des coquillages. Et cela dura des années, jusqu’à ce que la mer fût bien peuplée de poissons.
Et étant de nouveau revenu à Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte, il planta un cocotier sur le rivage pour y amarrer sa pirogue, et le cocotier produisit des fruits délicieux.
Ayant construit une case, il s’y reposa, et se mit à fabriquer des filets avec des feuilles de cocotier et des hameçons avec des coquillages.
Et Taaroa [Ta’aroa] et Ina, ayant produit un second fils Tané [Tāne], ce dernier vint dans Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte, chercher querelle à son frère, il saisit sa pirogue qui était amarrée sur le rivage et la brisa contre un rocher.
Oro [‘Oro], furieux, s’élança à la poursuite de Tané [Tāne] pendant deux jours, il courut à travers les vagues que son frère soulevait pour l’aveugler, et il l’atteignit près de l’île de Tupai.
Un violent combat s’étant engagé, Oro [‘Oro] tua Tané (Tāne], ensevelit son corps sous une montagne de l’île de Tupai, et précipita son âme au fond de la mer, en lui ordonnant de régner dans ce sombre empire.
Il lui défendit de revenir jamais chercher son corps dans l’île de Tupai et comme il ne se fiait pas à lui, il prononça le tabou sur la montagne sur laquelle la dépouille de son frère était ensevelie.
Pendant le jour, Tané [Tāne] reste caché au fond des mers, mais dès que le soleil se retire de la terre pour aller éclairer la demeure des dieux (fenua no [nō] te Atua) — littéralement la terre de Dieu — il revient errer dans l’île de Tupai, à la recherche de son corps qu’il ne peut jamais retrouver.
Oro [‘Oro] menaça alors Taaroa [Ta’aroa] et Ina de les détrôner s’ils s’avisaient de produire un autre créateur, et il retourna à Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte.
Et ayant construit une autre pirogue, il planta un maiore, arbre à pain, pour l’amarrer sur le rivage, et l’arbre à pain produisit des fruits délicieux.
Alors, il couvrit Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte, d’arbres, de fleurs et de végétaux, et planta dans les marais l’igname et le taro, et il ordonna au vent de la mer de transporter sur les autres terres des semences d’arbres, de fleurs et de végétaux.
Or, Tané [Tāne] s’étant uni à Marama, la mer, il produisit Haui, qui vint dans Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte chercher querelle à Oro [‘Oro] pour venger son père.
Oro [‘Oro] entra dans une colère qui fit trembler l’univers. Haui fut tellement effrayé qu’il prit la fuite, espérant échapper à son terrible adversaire à la faveur de la nuit qui s’approchait.
Et Marama pour protéger son fils, envoyait jusqu’aux cieux ses vagues irritées.
Oro [‘Oro], s’apercevant que Ra [Rā], le soleil, précipitait sa course pour lui dérober son ennemi dans l’obscurité, s’élança sur lui, et comme il était près des îles Sandwich [Hawai’i aujourd’hui], il l’amarra solidement sur le Mowna Roa [Maunga Loa], pour qu’il continuât à éclairer sa poursuite.

Ayant atteint Haui, il le ramena à Tupai, et l’ayant cloué sur un récif, il ordonna à l’oiseau Oovéa[1] de lui manger éternellement les entrailles.
Et étant revenu à Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte, il vit la terre couverte de fleurs d’arbres et de végétaux de toutes espèces ; alors il emplit les forêts d’oiseaux et de porcs sauvages.
Et jugeant que la terre pouvait produire et nourrir, il créa l’homme et la femme et leur donna la case qu’il avait construite et la pirogue et les filets des feuilles de cocotier et les hameçons de coquilles.
Et pour qu’ils pussent aussi construire des pirogues pour leurs enfants, il planta le « tamanu[2] ».
Il leur donna aussi en garde le marae en leur recommandant d’y offrir des sacrifices.
Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte, fut bientôt couverte d’habitants, mais un jour qu’ils offraient les sacrifices, ils oublièrent de prononcer le nom de Taaroa [Ta’aroa], l’Être suprême, et ce dernier, entrant en fureur souleva la mer pour les détruire.
Oro [‘Oro] accourut et voulant sauver de la destruction Horoa et sa famille, il lui conseilla de se réfugier sur le Toa [To’a] Marama, écueil de la mer, et qu’il le protégerait contre les flots.
Horoa s’étant réfugié sur le Toa [To’a] Marama avec sa famille, il échappa à la destruction, et revint habiter Raiatea [Ra’iātea], l’île sainte.
Et de nouveaux enfants ayant rempli les vallées, Oro [‘Oro], qui craignait de voir détruire encore une fois son ouvrage, si les fils d’Horoa venaient à négliger les marae, résolut d’y porter remède.
Il assigna aux hommes qu’il avait créés différentes fonctions pour l’harmonie de l’univers, et il leur défendit de s’y soustraire, ou de se livrer aux occupations qui ne leur avaient pas été dévolues.
Aux orero-tahua [‘ōrero tahu’a](prêtres) il confia le service des marae, la garde des statues des dieux et l’accomplissement des sacrifices et la propriété entière de tout ce qui existe.
Aux arii [ari’i] il donna la mission de défendre les marae, de faire la guerre, de gouverner le peuple, de le protéger et de prélever les présents destinés aux marae et aux orero-tahua [‘ōrero tahu’a].
Aux raatira [ra’atira] fut imposée l’obligation de faire le commerce, cultiver la terre, porter les ordres des arii [ari’i], les faire exécuter et d’enrichir les marae par leur travail.
Les manahune durent servir les trois autres classes, construire les marae, les cases sacrées, creuser les pirogues, plonger pour récolter la nacre, pêcher le poisson, fabriquer les filets.
Et pour récompenser les manahune des services qu’ils rendaient dans leurs humbles attributions, Oro [‘Oro] décida que dans cette caste seulement, seraient choisies les Tamahine-Paretenia [Pāretenia]— filles vierges — chargées de conserver le feu sacré ou l’honneur du soleil Ra [Rā].
Oro [‘Oro], ayant ainsi assuré la garde des marae et la perpétuité des sacrifices, s’en fut dans l’île de Tupai, où ayant dépouillé sa forme humaine, qu’il cacha dans un lieu écarté, il remonta au séjour de Taaroa [Ta’aroa], dont il prit la place.
Et le vieux Ihoiho Taaroa [Ta’aroa], tombant dans un profond sommeil, se mit à flotter dans le vide, conservant en lui tous les germes et tous les principes de toutes choses, il se reposait des mille et mille créations qu’il avait déjà fait émaner de sa substance… ».
(Tradition génésique polynésienne)
C’est à Roura, mari de la cheffesse du district de Mahaena [Maha’ena] et conseiller à la haute cour tahitienne, dont j’étais le président, que je dois la communication de ces curieuses traditions génésiques.
Le père de Roura avait été grand prêtre du culte d’Oro [de ‘Oro] avant l’arrivée des missionnaires et il était mort dans la croyance de ses aïeux. Son fils quoique converti, conservait avec soin tous les souvenirs historiques et religieux de la vieille race maorie.
Louis Jacolliot
Notes :
[1] Le ‘ō’ōvea ou coucou de Nouvelle-Zélande.
[2] L’arbre tāmanu ou Calophyllum inophyllum.
Texte et photos (sauf mentions) : Société des Études Océaniennes

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